Malik al Mawt - Partie 1
Elle n’arrêtait pas de tripoter les boutons de la radio, ça avait le don de l’énerver. Les stations qui défilaient, des bouts de phrases, trois notes grésillantes qui entraient en collision, les unes avec les autres, dans l’habitacle. D’autant que c’était elle qui conduisait. Un peu vite, au goût de Frank. La route 138 avait beau être déserte, ce n’était pas exactement le moment d’attirer l’attention, fulminait-il sur le siège passager.
— Tu ne veux pas laisser une seule radio ? a-t-il suggéré sans desserrer les dents. Ou même éteindre.
Louie laissa sa main droite retomber lourdement sur le volant, faisant faire à la voiture un léger écart.
— J’essayais de trouver les infos, s’est-elle justifiée. Pour voir s’ils en parlaient.
— À mon avis ça ne sera pas avant ce soir.
La déambulation radiophonique avait échoué sur une fréquence locale ; Frank crut reconnaître la voix de Diana Ross, malgré la friture. Ils approchaient de Baie-Saint-Paul, au sud de Charlevoix. La nuit s’avançait impatiente et menaçait de recouvrir la neige, partout autour d’eux. Frank détestait l’hiver ; il se méfiait du monde figé, toujours en attente, pour lui la neige était comme du coton, une masse indistincte sur laquelle il n’avait aucun empire. Deux heures de route avaient suffi à lui faire passer le goût de la contemplation. L’autoradio cessa de crachoter, le son devint soudain clair et Louie se mit à l’accompagner en fredonnant. Elle se doutait que Frank était d’une humeur massacrante ; il avait à peine décroché un mot depuis leur départ. Elle s’en fichait allègrement. Les hommes ont une fâcheuse tendance à croire qu’en matière d’exaspération ils détiennent une forme de monopole. Sur le parking, à Laval, elle avait été forcée d’élever la voix pour qu’il la laisse conduire. Son embardée de la veille donnait à Louie un argument d’autorité qu’elle ne s’était pas privée de remettre sur la table. Depuis le début de la mission il conduisait n’importe comment, de toutes façons, un hamster sous testostérone, rouler, rouler, et surtout le plus vite possible. Désormais, il était question de se fondre dans le trafic. Se laisser doucement absorber par le paysage. Ça, c’était son boulot.
La route commençait à descendre vers la baie de glace, en courbes douces. Bientôt sur la droite ils verraient le Saint-Laurent, les collines sur la rive en face, et le fleuve entre les deux large comme un bras de mer arctique, les vagues d’eau douce et les baleines déjà parties se reproduire dans des courants plus chauds. Au bout de la baie la rue principale découpait la ville en deux hémisphères. Enfin, la ville. Ce qui, après Québec, s’en approchait le plus. Plus tôt, Louie avait dit :
— Il y a plein de galeries d’art, à Baie-Saint-Paul.
Comme si c’était tout ce qu’ils avaient besoin de savoir. Frank crevait d’envie de déguerpir de la voiture surchauffée, s’enterrer ici quelques semaines, voire un peu plus haut dans les terres, au milieu des montagnes de Charlevoix. Attendre patiemment que l’hiver finisse par être liquidé, et avec lui le torrent d’emmerdes qu’il avait l’impression de devoir affronter depuis plusieurs jours. D’abord l’arrestation foirée de Ledec, et maintenant la mort de ‘Mom’ Boucher. Il avait beau croupir à Sainte-Anne-des-Plaines depuis une vingtaine d’années, la disparition de leur ancien leader allait foutre une partie des Nomads sur les nerfs. Et ce n’était pas exactement ce dont ils avaient besoin, avec Louie. Les doigts tapotant sur le volant elle bougeait légèrement les épaules au rythme des chansons que diffusait la radio. Son carré blond, ses pommettes saillantes et ses lunettes arrondies lui donnaient un air passe-partout. La première fois qu’il l’avait rencontrée, Frank n’avait pu s’empêcher de la prendre de haut. Elle était dans un coin de la pièce, le visage impassible. Ses yeux aux reflets gris renvoyaient un éclat que Frank avait pris pour de la nervosité. Rapidement, il avait compris que ce n’était rien d’autre qu’une forme aigue de lassitude. Le monde l’ennuyait à une vitesse prodigieuse. Elle regardait par terre lorsque Denis avait dressé ses états de service. Dix-huit mois d’infiltration au cœur du chapitre de Montréal, avant cela des arrestations toute plus spectaculaires les unes que les autres, de quoi faire rougir les types qui s’engraissent dans les étages, à Saint-Urbain. N’empêche, sa tête ne lui revenait pas. Et il était à peu près persuadé que la réciproque était tout aussi vraie.
Ils traversèrent Baie-Saint-Paul en coup de vent, dans la pénombre, et personne ne suggéra de s’y arrêter. De minuscules flocons balayés par le fleuve venaient s’empaler sur le break Honda que Louie avait déniché derrière le Walmart de Laval-Est. C’était mardi, et comme les autres jours la ville était morte. L’hiver en toute saison. Denis leur avait indiqué l’adresse d’un casse-croûte, un peu avant Rivière-Noire. Normalement le gosse y serait, avait-il assuré. Il y avait intérêt, avait pensé Frank. Louie venait d’arrêter la voiture sur le côté droite, à la sortie de la ville.
— Qu’est-ce que tu fous ? a demandé Frank.
— Faut que je pisse, figure-toi, a-t-elle cinglé en enfilant son anorak. Pourquoi, ça t’intéresse ?
Il ne prit pas la peine de répondre. Le pas mal assuré dans la neige fraîche, pestant contre le froid, Louie fit le tour de la voiture et parvint à s’accrocher à une branche tandis qu’elle se soulageait. De retour dans la voiture, elle plongea dans le vide-poches et s’essuya les mains, la bouche toujours pleine de jurons.
— C’est de la sève, a-t-elle précisé en voyant que Frank la regardait d’un air circonspect. J’ai posé la main sur une branche pleine de ce foutu truc.
Il haussa les épaules. Il faisait tout le temps ça. Un cosplay de flic, le type, songea-t-elle. Le genre qui croit que pour bien faire son boulot il lui suffit de n’en avoir rien à foutre de tout et d’être meilleur à la bagarre que ses petits camarades. Le genre dont elle en avait marre de recevoir des ordres. Ses joues tombantes et ses yeux caverneux lui donnaient l’air bien plus vieux qu’il ne l’était réellement. Pas d’alliance à la main gauche, et sans doute pas de photos d’enfants dans son portefeuille. Un personnage de Chandler, perdu dans le nord de l’Amérique, confondant indépendance et sociopathie. Au moins pour le moment – et à la différence de Marlowe – il n’avait pas essayé de lui sauter dessus.
À suivre…